Fabienne Billat

Publié le 27 mai 2020, mis à jour le 30 Octobre 2023

La crise actuelle est un catalyseur de l’acculturation numérique

La soudaineté de la crise du Covid-19 et le confinement généralisé ont propulsé les usages numériques à un niveau jamais atteint. Télétravail, communications privées, apéros en visio… durant deux mois tout (ou presque) est passé par le canal digital. Quels enseignements peut-on tirer de cette période exceptionnelle ? Réponses avec Fabienne Billat, conseillère en communication et stratégie digitale.

 

Quels phénomènes liés au numérique vous ont particulièrement étonnés durant le confinement ?

Fabienne Billat – Au-delà des usages massifs des applications de vidéoconférence et du « live » permis par le web, j’ai été surprise par la transformation et l’approfondissement des relations pour les personnes contraintes d’utiliser ces outils inhabituels de communication, dans le cadre de leur travail notamment. Le fait de ne pas être physiquement présent modifie le charisme des interlocuteurs, leur sémantique et oblige à développer des compétences relationnelles très spécifiques. C’est un nouveau savoir-faire que nous avons expérimenté mais qui reste à acquérir complètement.

 

En France, de nombreuses critiques ont visé la digitalisation du traçage de l’épidémie alors qu’elle est déployée ailleurs dans le monde. Comment les autres pays ont-ils conduit cette approche ?

F. B. – Tout d’abord, les applis de tracking sont utilisées à différents degrés de surveillance : de la simple cartographie de la propagation de l’épidémie sur le territoire, comme en Allemagne, jusqu’à l’approche sécuritaire, à l’image de Taïwan, où l’appli permet d’alerter les autorités. En Allemagne, le système s’appuie sur le volontariat dans le respect des libertés personnelles. À l’extrême inverse, en Chine, le traçage permet de nourrir le « crédit social » cette appli digitale liberticide qui « note » les citoyens.

 

Comment expliquer l’attitude de défiance des Français ?

F. B. – C’est dans le caractère des Français de se placer dans une position contestataire… Et il est évident qu’il est nécessaire de s’interroger sur le respect des libertés dans le cadre de nos valeurs démocratiques. Mais, d’un autre côté, il est également impératif de pouvoir expérimenter une technologie pour pouvoir l’évaluer avant de l’adopter ou l’abandonner. Sans quoi, on ne peut pas progresser : la technologie du digital se nourrissant des données, l’usage est en effet essentiel dans un esprit « test and learn ». La maturité des Français par rapport aux usages du digital souffre d’un certain retard.

 

La période de confinement a mis en lumière le rôle essentiel du numérique pour assurer la continuité des activités des entreprises, de l’éducation…. Quel regard portez-vous sur les forces et faiblesses du numérique ?

F. B. – Le numérique est un « pharmakon », c’est-à-dire une arme à double tranchant ou un médicament avec potentiellement d’importants effets indésirables. Dans le cadre du télétravail, par exemple, le confinement a permis d’expérimenter une autre façon de travailler et de s’interroger, aussi, sur la possibilité de mettre en place de nouvelles formes d’organisation du travail. Les mentalités ont évolué en très peu de temps, ce qui est très positif pour l’acculturation des individus au numérique. D’un autre côté, ce télétravail interroge sur la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle, de plus en plus difficile à maintenir lorsqu’on travaille en entreprise. J’ai la conviction que des formations et des accompagnements doivent être mis en place pour gérer ce mode complémentaire de travail.

Pour le numérique, en général, l’aspect négatif tient à la généralisation des usages : plus il y a de volume, plus les risques de conséquences négatives augmentent. Mais cette équation n’est pas spécifique au digital.

 

Acculturation, maturité numérique des entreprises… Quels sont les pays les plus en avance et pour quelles raisons ?

F. B. – Les raisons sont nombreuses et liées à l’histoire et à la culture voire à la géographie humaine de certains pays. Des pays avec des marchés intérieurs limités, comme la Suède ou Israël, se tournent obligatoirement vers l’international et usent du numérique comme d’un levier. Or, avec l’internationalisation et le numérique, l’anglais est la condition sine qua none du succès. L’Estonie est un cas particulier : sa forte digitalisation est la résultante de son histoire politique qui l’a engagée à revoir l’ensemble de son système administratif au moment de la chute de l’URSS. Les pays anglo-saxons et du nord de l’Europe sont également en avance sur la digitalisation. D’un point de vue culturel, ces pays sont très sensibles et attentifs aux notions de service et d’expérience client. Or, les clients sont friands des usages numériques via le smartphone notamment. En France, les entreprises sont encore très orientées « produit ». Tout l’enjeu de la transformation numérique tient dans ce changement de paradigme. La crise actuelle peut éventuellement accélérer la prise de conscience mais on ne peut pas changer un modèle instantanément : il faut une culture de la connectivité en interne partagée par tous les collaborateurs et notamment les managers. Le leader ou le management connecté est le moteur de la transformation des entreprises.

 

En France, l’immaturité digitale concerne-t-elle tous les types d’entreprises ?

L’immaturité numérique touche essentiellement les TPE et PME. En France, on estime en effet que 81 % des entreprises de taille intermédiaire ont engagé leur transformation digitale. Or, même les petites structures doivent réfléchir à leur digitalisation, tout simplement parce qu’elles sont déjà présentes sur le web, parfois malgré elles, via leurs clients qui se renseignent sur internet et commentent leurs expériences via les réseaux sociaux.

 

La transformation digitale n’est donc pas simplement une question de technologie…

F. B. – Absolument. Il s’agit de conduire une stratégie d’avenir, une nouvelle orientation qui résonne avec la culture et l’histoire de l’entreprise et qui embarque les collaborateurs. La transformation ne consiste pas à acquérir une technologie dite innovante, mais de trouver la technologie qui réponde aux besoins de l’entreprise et aux attentes des collaborateurs. L’humain est central.

 

À l’heure actuelle, quels sont les enseignements que l’on peut tirer de cette crise ?

F. B. – Une crise n’est que le révélateur d’une situation : elle met en lumière ce qui ne fonctionne pas et ce qui doit être (ré)ajusté, tandis que les expériences positives doivent être prolongées. Mieux que des injonctions répétées, ce rappel exogène, certes soudain et violent, incite à passer un nouveau cap. Il y a une nécessité pour tous d’acquérir une citoyenneté numérique qui ne pourra s’exprimer que si chacun acquiert des connaissances et des compétences numériques qui lui permettront d’exprimer un avis. Cela ne passe pas seulement pas la formation ou l’école mais, aussi, par la curiosité individuelle, l’envie d’expérimenter pour aller de l’avant et progresser.

 

 

Fabienne Billat

Membre du Comité Stratégique Digital de la Caisse des Dépôts CDC2, Fabienne Billat fait du conseil en communication et stratégie digitale. Elle intervient dans les grands groupes et certaines institutions pour stimuler la transformation numérique en interne et accompagne les dirigeants dans leur présence digitale.FabienneBillat@fadouces’adressequotidiennementàplusde40000abonnéssurTwitter.